«Le conflit d’intérêt entre la FDJ et le centre du jeu excessif est scandaleux»
Par Jean-Pierre MARTIGNONI, sociologue, le 13/07/2010 | 6 commentaires
Alors que certains affirment depuis des mois que l’ouverture du marché à la concurrence en ligne va générer une dépendance plus sévère des joueurs, la remise en cause de l’addiction des jeux d’argent par les neuroscientifiques est assez déconcertante. Et ils ne sont pas les seuls à dénoncer les idées reçues et les affirmations sans preuve ni réelle indépendance.
Nous donnons la parole à un sociologue. Il met un coup de pied dans la fourmilière en dénonçant ce qu’il nomme la « doxa du jeu pathologie maladie ».
Kuzeo : « Bonjour. Pouvez-vous présenter à nos lecteurs votre parcours et vos études dans le domaine du jeu d’argent ? »
Jean-Pierre Martignoni : Je suis sociologue à l’Université Lumière (Lyon 2), chargé d’enseignement, chercheur contractuel au Groupe de recherche sur la socialisation (GRS). Je me suis spécialisé sur le gambling, les jeux de hasard et d’argent, les joueurs, les espaces de jeu et la socialisation ludique contemporaine à partir de ma thèse (« Faites vos jeux : essai sociologique sur le joueur et l’attitude ludique », Edition l’Harmattan, 1993).
J’ai travaillé pendant de nombreuses années au PMU le week-end et en nocturne pour payer mes études, au contact direct des joueurs. C’est important à signaler. J’ai réalisé en 2000 la première recherche nationale représentative sur les machines à sous (« Ethno-sociologie des machines à sous », L’Harmattan, 2000) en collaboration avec le syndicat « Casinos de France » (CDF) et le groupe Lucien Barrière. J’ai publié en 2006 une étude exploratoire sur les directeurs de casinos (« Des casinos et des hommes : anthropologie des managers de casino ») en collaboration avec le syndicat « Casinos Modernes De France » (CMDF). J’ai participé en 2008 à l’Expertise Collective Inserm « Jeux de hasard et d’argent : contextes et addictions » (Paris, Les Editions de l’Inserm, 2008, 479 p.).
À l’international, je collabore depuis plusieurs années (expertise externe) aux Comités d’Evaluation Scientifique du « Conseil de recherches en sciences humaines du Canada » (CRSH) et du « Fond québécois de recherche sur la société et la culture » (FQRSC), sur des projets qui concernent l’industrie des jeux. Ma dernière expertise concerne le projet de Madeleine Pastinelli sur « Les impacts sociaux des communautés électroniques de pratiques marginales : le cas des aspirants joueurs professionnels de poker » (janvier 2010).
En France, j’ai réalisé en 2009 une étude représentative sur les joueurs de casino dans les exploitations du 3ème groupe casinotier national (Joagroupe) et toujours en 2009 j’ai participé au groupe de travail « addiction » de l’ARJEL. Avec l’historienne E. Belmas et la sociologue S. Craipeau, j’ai rédigé l’article « Jeu(x) » du dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine » (Paris, Puf, janvier 2010). J’ai lancé en 2000 avec Marc Valleur (Marmottan) l’idée d’un observatoire des jeux, qui figure désormais - grâce au Sénat - dans la loi sur les jeux en ligne.
« Vous disiez au début du mois de juin 2010 que le jeu n’était pas une pathologie, et qu’il met en lumière des problèmes sociaux et familiaux. A qui déconseilleriez-vous de jouer ? »
Sur la 2ème question, je vous arrête tout de suite, ce n’est pas au sociologue de dire aux gens ce qu’ils doivent faire ! Son travail consiste à mesurer, observer, rendre compte, mettre en relation, établir des causalités, proposer des pistes explicatives et des analyses, des typologies... Sur le terrain du gambling, la fonction des sciences sociales n’est donc pas de faire de la morale (« tu ne joueras point ») ou a contrario de faire du prosélytisme ludique.
Pour le reste de votre question, je conteste fortement la doxa du jeu pathologie maladie et je ne suis pas le seul. La question de l’addiction sans substance fait débat au sein de la communauté scientifique internationale, y compris chez les neuroscientifiques (voir le Figaro du 6 juillet 2010, Anne Jouan : « L’addiction sans drogue laisse sceptiques les neuroscientifiques »). Les pratiques excessives ne viennent pas du jeu lui-même ou de son support (jeu sur internet ou dans les casinos) mais de la biographie du joueur. Mais bien entendu le jeu peut mettre en lumière des problèmes sociaux ou personnels, conjugaux par exemple. Les études sur le jeu excessif (souvent contradictoires) prétendent qu'il y aurait entre 1 et 3% de joueurs addicts. Une sacrée fourchette qui varie du simple au triple. On est dans le lobbying et non dans la rigueur scientifique. Plus globalement, dans notre société du « care » (soin mutuel), on médicalise des pratiques sociales et culturelles notamment quand elles sont excessives, pour se donner bonne conscience et également pour faire de l’argent (ici le business du jeu compulsif).
Le centre du jeu excessif de Nantes a déjà touché plus de 4 millions d’euros de la Française des jeux, le conflit d’intérêt est scandaleux. La FDJ finance également le psychologue Robert Ladouceur à l’hôpital Bichat « pour évaluer le caractère addictogène des jeux en ligne », on croit rêver, notamment quand on connaît les débats déontologiques qu’il y a eu au Québec au sujet de ce psychologue cognitiviste. C’est à un Observatoire des jeux pluridisciplinaire et indépendant de mesurer les causes et conséquences du gambling de manière scientifique. C’était notre idée de départ avec Marc Valleur et Christian Bucher (psychiatre) quand nous avons lancé ce concept d’observatoire dédié. Mais là également je suis pour le moins étonné quand je vois que Marc Valleur reçoit en février 2010 des mains d’Eric Woerth la légion d’honneur, en plein débat parlementaire sur la loi sur les jeux en ligne, et avec la place qu’a occupé le jeu pathologique dans ce débat. Tout cela bien entendu n’est pas neutre ou anodin. Je crois que la politique des jeux de la France mérite une autre approche. La nouvelle architecture du paysage ludique prévue par le Sénat (à savoir un comité consultatif du jeu pour les jeux en ligne et en dur, observatoire des jeux, ARJEL) doit rebattre les cartes et de les redistribuer afin de renvoyer chacun à ses compétences. Si l’Etat a le courage de jouer franc jeu dans ce dossier, il sera gagnant au bout du compte et évitera bien des critiques, contentieux et polémiques ultérieures.
« Que pensez-vous de cette loi justement votée pour libéraliser le poker et les paris sportifs en France ? Auriez-vous fait le choix de libéraliser tous les jeux, par exemple les casinos en ligne ? »
C’est l’aboutissement d’un long processus. La loi relative « à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent ligne » a été votée à L’Assemblée Nationale le 6 avril 2010. Cette date marquera l’histoire des jeux en France. Elle constitue une étape importante dans la mise en place d’une politique des jeux cohérente. Certes, il y a eu des incidents de séance, des tentatives d’obstruction, des accusations politiciennes (« les amis du Fouquet’s ») et des joutes rhétoriques qui relèvent du pur jeu parlementaire. Mais l’essentiel n’est là. Députés et sénateurs ont beaucoup travaillé, comme en témoignent les milliers de pages des débats parlementaires. Les enjeux politiques, culturels et sociaux de cette légalisation ont été soulignés. C’est ce que l’histoire retiendra. Même s’il y a un important « dessous des cartes » dans ce dossier (dont je viens un peu de parler en ce qui concerne le jeu pathologique), c’est tout à l’honneur de la France - pays qui possède une histoire ludique riche et ancienne - d’avoir pris le temps d’organiser ces débats. La France n’est pas une république bananière. L’ouverture a été souhaitée partielle et maîtrisée, c’est un choix politique et c’est au gouvernement et à la représentation nationale de décider de la politique des jeux de la France.
Ceci dit ce n’est sans doute qu’une première étape. On ne voit pas pourquoi les jeux de casino et les machines à sous seraient interdits sur le web. Ce ne sera pas forcément préjudiciable à l’industrie casinotière. Une synergie peut s’effectuer, on le voit actuellement avec le poker. En outre, ce sont des univers différents, la baisse actuelle des casinos en dur (qui est conjoncturelle et structurelle) ne provient pas de la montée en puissance des jeux d’argent virtuels, mais elle provient de la crise, du manque d’unité syndicale et de lacunes en matière de R&D.
« Vous semblez donc satisfait des efforts mis en place pour lutter contre l’addiction. Pourquoi ? Jouer en ligne est-il plus dangereux qu’en dur par rapport à la dépendance selon vous ? »
Sur la première question : je répète qu’il faut séparer les compétences. Ce n’est pas à la doxa du jeu pathologie maladie (dont la figure emblématique et opportuniste est le centre de Nantes) de soigner les joueurs et en plus de mesurer le jeu excessif tout en étant financé par les opérateurs de jeux. Le conflit d’intérêt est patent. En outre, sur le fond, le discours de la doxa est curieusement approximatif et évolutif. Marc Valleur vient d’affirmer que « les jeux en ligne sont probablement plus addictifs que dans les casinos » (Le Monde du 2 juillet 2010). C’est même pas sûr !!! On est là dans l’approximation et non dans la rigueur scientifique, dans l’art du « même pas faux » et dans le positionnement opportuniste et stratégique.
Sur la deuxième question, là également on s’aperçoit que la doxa du jeu pathologie maladie à l’art de retourner sa veste… toujours du bon coté. Au départ c’était la roulette et le casino qui étaient les jeux les plus addictifs (le mythe de l’enfer du jeu, la figure du joueur dostoïevskien canonisé par Freud), ensuite on a eu les machines à sous (le mythe du joueur onanistique, seul devant sa machine) et ensuite le Rapido (qualifié « d’assomoir contemporain » dans un article du Monde diplomatique), et maintenant naturellement ce sont les jeux d’argent en ligne qui seraient plus addictogènes (le joueur désocialisé, seul devant son ordinateur). Je vous laisse méditer sur le caractère évolutiste/opportuniste et contradictoire du discours de la doxa du jeu pathologie maladie. Il faut réaliser des études pluridisciplinaires sur ces jeux sans a priori, et c’est à l’observatoire des jeux de les réaliser et non à la doxa du jeu pathologie maladie de le faire car leurs réponses sont déjà incluses dans leurs hypothèses et leurs questionnements. Et comme on trouve forcément ce qu’on cherche… cette position est scientifiquement et épistémologiquement très dangereuse.
« Concernant le poker à proprement parler, en quoi est-il un formidable créateur de lien social ? Pensez-vous qu’il en va de même pour les paris sportifs ? »
Le poker a une Histoire et véhicule plusieurs symboliques fortes, liées à cette histoire (le western, l'Amérique, la conquête de l’Ouest, mais aussi la virilité, la compétition, la psychologie…). C'est le jeu d'argent par excellence, sans argent le poker n'a guère de sens. Je crois que celui qui se lance dans le poker ne fait pas que jouer à un jeu, il endosse, « habille », adopte l’hexis et le comportement du joueur (casquette, lunette, look, jeu avec les jetons qu'on manipule…). Mais c’est un jeu démocratique, il n’y a pas d’uniforme. Les nombreux magazines dans les kiosques, la télé ont largement « préparé le terrain » du poker en ligne. Ils véhiculent les symboliques décrites ci-avant et mettent en scène par exemple l'argent, le cash (présent sous forme de grosses liasses de billets de banque, de $). Le poker en ligne accentue le côté démocratique de ce jeu, on peut se faire sélectionner pour des tournois sur internet, sortir de l'anonymat. Certaines vedettes du poker se sont fait un nom sur internet et ensuite dans les tournois. Le poker sur internet va favoriser le lien social important qui existe dans la communauté des joueurs, qui partage une passion commune. Le poker (en dur ou sur internet) possède de nombreuses caractéristiques purement ludiques (mélange de connaissances, d'expériences, calcul de probabilités, présence du hasard) qui expliquent son succès international. Ce jeu possède un intérêt ludique spécifique où la dimension psychologique et humaine joue un rôle considérable. Par ailleurs, s’il comporte de multiples variantes, les bases du poker sont assez simples et cette simplicité va contribuer à assurer son succès, notamment pour les nouveaux joueurs qui peuvent entrer plus facilement dans ce jeu qui comporte par ailleurs de la compétition et qui instaure des temporalités particulières : beaucoup d'attente et de répétition, mais parfois tout s'accélère quand un joueur fait tapis (all in).
Pour la deuxième partie de votre question : je n’aime pas opposer les jeux d’argent pour savoir si certains sont plus intelligents, plus sociaux, plus intellectuels que d’autres, ce n’est pas le rôle du sociologue d’établir une hiérarchie ludique qui sera forcément ethno-centrée et subjective. Je crois, qu’outre l’argent que le joueur cherche à gagner à travers le pari qu’il engage (tous les joueurs cherchent à gagner contrairement à ce dit la doxa du jeu pathologie qui contre toute attente affirme que le joueur cherche à perdre pour se punir !) fondamentalement dans le jeu, il y a d’une part une recherche de plaisir individuel, d’autre part une passion commune qu’on partage avec l’autre même si c’est pour l’affronter ou le battre. Les paris sportifs n’échapperont pas à la règle. Il ne faudrait pas cependant que l’argent vienne pervertir les compétitions à l’origine de cette passion. Il faut donc beaucoup de régulation et de contrôle pour éviter tricherie ou délit d’initiés.
« Finalement, les jeux d’argent véhiculeraient-ils de bonnes valeurs morales, contrairement à tout ce que l’on peut entendre habituellement ? »
Le jeu est dans le cœur de l’homme depuis la nuit des temps. On a longtemps cherché à prohiber les jeux d’argent pour des causes morales ou religieuses. En vain, on favorisait ainsi le jeu clandestin. Il reste encore des traces de cette condamnation dans certaines religions et certains discours contemporains. Et la doxa de la pathologie maladie n’est pas loin parfois de cette morale quand elle essaie de « pathologiser » cette passion ordinaire, qui est un fait social et culturel avant d’être une pathologie. En fait je crois que si le jeu tout à la fois fascine et fait peur, c’est qu’il symbolise le monde, qu’il symbolise la vie et la mort, comme l’a écrit Jean Cau il y a bien longtemps : « Il faut jouer, les cartes sont là. Elles sont la vie et la mort, si je sors une bûche, je suis mort, si je lance un neuf, la vie m’inonde. Fausse mort, fausse vie, mais qui me renvoie l’écho d’une vraie mort ou d’une vie exaltée », La Nef n° 16,17, I964, 8-IO).