«Le jugement moral négatif porté sur l'addiction au jeu est porteur de honte»
Par Armelle Achour, S.O.S. Joueurs, le 19/10/2010 | 1 commentaire
Sur Kuzeo, notre volonté a toujours été d’écouter tous les acteurs du marché des jeux d’argent en ligne. Aujourd’hui, Armelle Achour, psychologue de formation, nous répond. Elle est Secrétaire générale du service « S.O.S. Joueurs ».
Kuzeo : « Bonjour. Quel est le rôle de SOS Joueurs ? Comment aidez-vous les joueurs par rapport à d’autres organismes comme Adictel par exemple ? »
Armelle Achour : L'équipe de S.O.S. Joueurs, composée uniquement de spécialistes de l'addiction au jeu, et tous soumis au secret professionnel, apporte une aide aussi bien aux joueurs en difficulté qu'à leur famille. Nous avons donc cette spécificité de traiter l'addiction au jeu sous trois versants pour nous indissociables : social, psychologique et juridique.
Nous ne nous contentons pas d'orienter vers la Commission de surendettement ou le CMP le plus proche, par exemple. Un véritable travail est fait lors des communications téléphoniques, qui permet de défricher le terrain et d'élaborer, avec le joueur ou son entourage, et parfois les deux, une stratégie voire des solutions pour se sortir des difficultés financières.
Nous proposons, outre une permanence téléphonique, des groupes de parole ainsi que des suivis individuels assurés par des psychologues.
Les prises en charge psychologiques s'inspirent de différentes techniques, sans en privilégier une plutôt qu'une autre. Nous faisons du cas par cas, c'est-à-dire que nous utilisons celle qui correspond le mieux à la personnalité du joueur.
« Votre numéro de téléphone n’est pas celui que l’on voit sur tous les sites légaux agréés par l’ARJEL. En se divisant, les organismes et associations d’aides ne risquent-elles pas de devenir moins pertinents, puisque les joueurs ne savent pas toujours vers qui se tourner ? »
Comme l'exigeait la loi, la France s'est dotée d'un numéro d'accueil national il y a quelques mois. Il joue un grand rôle dans la prévention de l'addiction au jeu puisqu'il est présent sur tous les supports publicitaires consacrés au jeu ainsi que sur les sites de jeu. Il informe donc sur les dangers que peut représenter le jeu pour certaines personnes et il est un premier filtre d'appels de joueurs en difficulté qui permet de débroussailler le terrain et parfois suffit pour calmer des inquiétudes concernant leur pratique de jeu.
S.O.S. Joueurs, justement par sa prise en charge globale de l'addiction au jeu (sociale, psychologique et juridique), s'en différencie. Ses 20 années d'expérience sur ce terrain est un atout. Les formations dispensées par notre centre auprès des professionnels de santé et des services sociaux, et également aux personnels des opérateurs de jeu confrontés à ce type de problème, constituent un second atout car elles signent une reconnaissance de crédibilité et d'expertise de la part des demandeurs.
Il ne faut donc pas voir de concurrence là où il n'y en a pas. Autrement dit, la qualité de réponse apportée aux joueurs et à leur famille est la seule variable que prennent en compte le numéro d'appel national et S.O.S. Nous sommes donc bien sur la même exigence de résultats et plutôt complémentaires. D'autant que ces deux numéros d'appel sont associatifs et ne répondent pas à une culture de bénéfice financier.
Il en va de même pour la ligne mise en place par « e.enfance » en direction des jeunes ados joueurs et de leur famille. Nous entretenons des rapports étroits avec les responsables de cette association dont la complémentarité ne nous a également pas échappée.
S.O.S. Joueurs ne peut qu'approuver les lignes d'aide dont les objectifs visés sont atteints (la prévention et l'aide) avec les valeurs qui sont les siennes. Autrement dit, les piliers fondateurs que sont l'éthique et la déontologie.
Ne nous y trompons pas, les joueurs et leur entourage ne se limitent souvent pas à un seul interlocuteur : si l'unique réponse est la possibilité de se faire suspendre ou interdire de jeu, ils estiment ne pas avoir été entendus. A juste titre.
« Quelle est votre opinion sur la libéralisation des jeux d’argent en ligne en France ? Pensez-vous qu’elle est une bonne nouvelle pour les joueurs, avec une offre de sites limitée aux opérateurs licenciés et un investissement de l’Etat, en théorie, plus important concernant la protection des mineurs et la prévention de la dépendance ? »
En n'autorisant que les sites en ".fr", la loi française protège de dérives qui ont déjà posé problèmes à de nombreux joueurs français, dont les plus fréquentes étaient l'utilisation frauduleuse de cartes bancaires, le jeu de mineurs et le non-paiement des gains. Et si on imagine les tentations de certains de couvrir trafics ou autres activités illicites, la traque au blanchiment est également un point fort.
Il ne faut pas se leurrer : l'ouverture des jeux en ligne par la France était inéluctable. Mais elle s'est dotée d'une loi parmi les plus contraignante en Europe eu égard à la prévention de l'addiction au jeu.
S.O.S. Joueurs a été étroitement associée à la préparation de cette loi. Les multiples auditions par les cabinets ministériels concernés, les parlementaires et sénateurs de divers courants, ainsi que sa participation au groupe de travail « addiction » de l'ARJEL ont permis la prise en compte des préoccupations qui sont les nôtres.
Nous saluons d'ailleurs les précautions dont le législateur s'est entouré afin de ne pas figer un texte qui pourrait, compte tenu de la rapidité avec lequel il a dû être préparé - Coupe du monde oblige -, présenter des failles ou des lacunes.
La relecture de cette loi, prévue 18 mois environ après sa promulgation, pourra peut-être permettre de corriger s'il y a lieu des points qui se révéleraient insatisfaisants par les différents acteurs.
« Les moyens financiers consacrés à la dépendance sont-ils mal distribués ? »
Les moyens financiers consacrés à la lutte contre l'addiction au jeu sont importants. Il reste qu'ils ont été exclusivement attribués à l'INPES (Institut National de Prévention et d'Education à la Santé).
Ces moyens permettent de financer l'élaboration et les campagnes de diffusion des messages de prévention, ainsi que la ligne d'accueil national.
Mais, l'INPES, de par ses statuts, n'a ni vocation à financer le traitement des joueurs, ni la prise en charge de l'entourage, ni la recherche. Ni même à allouer des subventions aux associations oeuvrant sur ce terrain. Et il va sans dire que cela pose problème à tous les professionnels de santé, pour de nombreuses raisons. En particulier parce que le financement de ces travaux sont laissés à la charge des opérateurs de jeu, lesquels avaient déjà pris des initiatives en ce sens. Ce faisant, l'Etat entérine une situation de fait.
Nous constatons depuis plusieurs années une désaffection progressive de l'Etat sur le terrain associatif, la recherche. D'aucuns parlent de quasi-récession. Alors peut-on lui demander, lorsqu'on connaît sa dette abyssale, d'augmenter la dotation globale qui a été prévue pour l'addiction au jeu ? Sans doute pas. Mais à tout le moins peut-on lui demander une répartition plus homogène de cette dotation, qui, rappelons-le, est allouée exclusivement à l'INPES.
« Justement, que pensez-vous des propos de Jean-Pierre Martignoni sur le financement des aides aux joueurs dépendants ? »
On l'aura compris, ce sont des opérateurs de jeu qui ces dernières années se sont substitués aux Pouvoirs publics. Et ils ont donc, entre autres, financé quelques premières études sur le jeu en France. Si l'on regrette ce manque d'indépendance financière, doit-on pour autant jeter le discrédit sur les chercheurs qui les ont réalisées ?
C'est en tout cas le résultat des prises de position de Jean-Pierre Martignoni Hutin qui dénonce le conflit d'intérêt. Lequel pour sa part a bénéficié de financements similaires pour mener ses propres recherches.
Prendre en exemple le cas de R. Ladouceur (Canada) dont le centre de recherche a bénéficié de moyens colossaux, et qui serait aujourd'hui poursuivi par le comité d'éthique de Québec n'est pas en soi suffisant pour en tirer des conclusions sur la recherche française. Si tel est le cas, on pourrait en revanche regretter fortement qu'il soit associé à des travaux en France.
Quoi qu'il en soit, c'est soupçonner toutes ces structures, qui oeuvrent pour la recherche, le traitement et l'accompagnement des joueurs, de ne pas être honnêtes dans leur démarche. Ou pire encore, d'envisager une collusion entre opérateurs et chercheurs pour ne pas traiter « correctement » le sujet du jeu.
Nous ne sommes pas dupes. Certains envisageront peut-être une collaboration répréhensible au plan éthique. L'homme étant ce qu'il est, c'est-à-dire faillible, aliéner cette possibilité serait déraisonnable. Mais en faire un préalable constitue un préjudice grave qui porte atteinte à l'intégrité de beaucoup.
Alors, tous corrompus ? Les services d'addictologie de Bichat à Paris, Louis Mourier à Colombes, du CHU de Nantes, ... ; les associations S.O.S. Joueurs, e-enfance, Familles de France, ... ; les « thésards » en sociologie et autres disciplines : seraient-ils tous « achetés » pour se taire ?
Tous, chercheurs, médecins, associations, réclament que la dotation attribuée à l'INPES, soit répartie pour contribuer à tous ces programmes. Cela aurait entre autres avantages d'éviter ce type de dérapage.
« Plus généralement, que répondez-vous à ceux qui remettent en cause la dépendance au jeu comme étant une maladie ? Quelle serait votre approche du jeu pathologique au sein de SOS Joueurs ? »
Depuis 20 ans, S.O.S. Joueurs, sans plus se préoccuper de la définition qu'il convenait d'adopter, s'est contentée de venir en aide à des joueurs en difficulté ainsi qu'à leur famille. Quelle que soit l'origine de cette addiction, neuro-biologique, génétique, intrapsychique, ou encore résultat d'un conditionnement lié à la pratique, nous constatons qu'il y a là un vrai problème et une réelle souffrance qu'il convient de traiter. Tout simplement.
Nous considérons que toute nouvelle avancée dans la connaissance de cette addiction ne peut qu'être bénéfique dans le traitement des joueurs. La science progresse et délivre des informations qu'on ne peut ignorer à moins de vouloir légitimer une approche unique dans le but de préserver son pré carré. Autrement dit, son « fond de commerce ».
Nous n'avons jamais aimé le mot « maladie » concernant cette addiction. Pour nous c'est un fourre-tout. Mais, faute de mieux... Et si son utilisation peut aider des joueurs à demander de l'aide, l'intention est louable. Il leur permet de mettre un mot sur ce qu'ils ont beaucoup de mal à définir eux-mêmes autrement qu'en terme de vice. Héritage de notre société judéo-chrétienne, ce jugement moral négatif porté sur l'addiction au jeu est porteur de honte et obère ainsi toute démarche visant à en parler.
Sans nul doute, des recherches interdisciplinaires et transversales sont nécessaires pour explorer ce vaste champ qui ne s'inscrit pas, on l'aura compris, dans une approche uniquement médicale et psychologique.